Langue
Recherche

Eau-de-vie de gentiane / Enzianschnaps

En bref

La saveur forte et typée de l’eau-de-vie de gentiane laisse rarement indifférent: soit on adore, soit on déteste. Cette eau-de-vie, produite depuis bien des générations dans tout le Jura et les Préalpes, est critiquée pour son goût très amer et son odeur jugée nauséabonde par certains. C’est un des rares produits alimentaire dont la simple évocation provoque chez certains une grimace de dégoût. Et pourtant, la "fée jaune" - ainsi dénommée d’après la couleur des fleurs de gentiane mais aussi en référence à l’absinthe ou "fée verte" du Val de Travers - compte toujours de nombreux et fervents amateurs.

Description

Eau-de-vie distillée à partir de racines de gentiane jaune (Gentiana lutea) broyées et fermentées.

Variantes

Certains producteurs brossent et lavent les racines, d’autres ne leur donnent qu’un coup de brosse afin de préserver leur goût terreux, d’autres enfin se contentent de frotter les racines à la main, ce qui renforce encore le goût terreux.

Ingrédients

Racines de gentiane jaune, eau, levure.

Histoire

Selon le Cercle européen d’étude de la gentiane jaune et des gentianacées (CEEG), "les usages de la gentiane sont restés pratiquement dans le giron exclusif des médecins et des apothicaires depuis l’Antiquité jusqu’au Moyen-Age. Ce sont les moines de certaine abbayes de l’Europe centrale et occidentale qui, cherchant de nouvelles plantes pour la distillation et la fabrication de liqueurs, vont faire entrer la gentiane dans l’univers des boissons dès le milieu du 17ème siècle." 

Selon La gentiane: l’aventure de la fée jaune, de J.-L. Clade et Ch. Jollès, paru en 2006, on trouve mention de la distillation de la gentiane dans des documents d’archives allemands datant de 1620. Concernant la Suisse, les attestations ne sont pas rares mais ne nous permettent pas de remonter au-delà de la fin du 18ème siècle.

La plus ancienne attestation dont nous disposions est neuchâteloise et date du 27 septembre 1796. Un registre de Charles Huguenin, notaire à la Brévine, cité par les auteurs ci-dessus, fait mention d’un dénommé Michel Scheleppy, d’origine bernoise mais habitant la localité, qui "distille de l’eau-de-vie de différentes racines et spécialement de genscianne." On apprend encore, toujours dans le même ouvrage, que "vers 1816, le maire de La Brévine, David-Guillaume Huguenin, écrit dans ses Lettres d’un buveur d’eau: "Dans la seule paroisse de La Brévine, il y a une dizaine d’alambics en activité jour et nuit pendant l’automne et l’hiver." Le maire poursuit en affirmant que la gentiane est "une ressource sur laquelle il (le propriétaire terrien ndlr) ne comptait pas il y a dix ans… C’est maintenant un objet de fabrication très considérable qui s’écoule au Locle, à la Chaux-de-Fonds, à Neuchâtel et surtout dans le canton de Berne…" La pratique ne semble donc remonter guère au-delà de la fin du 18ème siècle dans le canton, quoiqu’elle semble plus ancienne dans le canton de Berne.

De fait, côté Alpes, on trouve des mentions suggérant que l’eau-de-vie de gentiane est déjà bien connue au tournant du 19ème siècle. E. Chuard, dans son Origine de la distillerie en Suisse, paru en 1930, reproduit ainsi un passage du Rapport de la Section de physique à la Société vaudoise d’Emulation (Lausanne, 1805): "il se trouve que dans le Pays d’EnHaut on emploie pour cette fabrication la racine de la grande gentiane jaune, plus abondante que la pourpre; qu’on en tire au moyen de la distillation une eau-de-vie d’un goût très désagréable par son amertume et d’une odeur repoussante; que les paysans du Siebenthal se sont emparés de cette branche d’industrie et viennent régulièrement l’exercer dans les environs de Château-d’Oex." Le même article fait d’ailleurs état d’un abus généralisé au sein de la population du Pays d’Enhaut.

A la Vallée de Joux (VD), qui deviendra au cours des 19 ème et 20 ème siècles un haut lieu de la fabrication de l’eau-de-vie de gentiane, celle-ci semble encore inconnue à la même époque. Le Rapport de la Section de physique à la Société vaudoise d’Emulation de 1805 rapporte ainsi "qu’au Jura (vaudois, ndlr) où les gentianes se trouvent en abondance, on n’a pas encore pensé à les exploiter."  Toutefois Vieux métiers de la vallée de Joux: Nourriture-habillement (1999), d’Auguste Piguet, nous dit qu’un Bernois du nom d’Oppliger fonda une distillerie de gentiane au Chenit en 1819. Il ajoute que l’extraction de la gentiane "prit un certain développement" dès la fin du 19ème siècle.

A part la modernisation constante des alambics, qui a permis d’améliorer peu à peu la qualité des eaux-de vie, le produit n’a sans doute guère évolué depuis ses débuts. La principale évolution a été l’invention d’alambics à chaleur indirecte (alambics à bain-marie ou à vapeur), qui permettent de mieux maîtriser la température de chauffe et évitent les risques de surchauffe, qui donne un goût âpre à l’eau-de-vie obtenue.

Production

Une fois les racines de gentiane récoltées, elles sont soit lavées grossièrement, soit lavées et brossées, soit simplement frottées à la main. Certains producteurs aiment en effet bien que leur eau-de-vie ait un goût terreux, d’autres non.

Les racines sont ensuite hachées et mises en fût. On y ajoute un peu d’eau ainsi qu’un peu de levure de bière ou de boulanger afin de favoriser la fermentation. Le rapport est d’environ 80% de racines pour 20% d’eau.

La masse étant solide, elle n’est pas travaillée ni brassée, à l’inverse de ce qui se pratique pour les eaux-de-vie de fruits. La fermentation est donc d’autant plus longue: elle dure deux à trois mois, selon les quantités et la température ambiante.

Une fois la fermentation terminée, la masse est distillée. Pour ce faire, elle est chauffée. Les alcools ayant une température d’évaporation plus basse que celle de l’eau, ils s’évaporent en premier. Ils sont évacués de la cuve par un tuyau puis sont refroidis rapidement à l’aide de serpentins dans lesquels circule de l’eau froide. Ce refroidissement provoque la condensation des vapeurs, qui n’ont plus qu’à s’écouler vers le récipient de réception. La gentiane est distillée en dernier, lorsque toutes les autres eaux-de-vie ont été produites. Elle dégage en effet une forte odeur qui imprègne tout autre alcool distillé aussitôt après dans le même alambic.

Le distillat est ensuite mis en bonbonnes recouvertes d’une gaze pour maturation. La gaze permet à l’eau-de-vie de respirer tout en la protégeant des insectes et de la poussière. Les bonbonnes sont ensuite placées au grenier ou dans tout autre local soumis à de fréquentes variations de température. L’objectif est de provoquer l’évaporation des éléments indésirables: excès éthyliques, flegmes, éthanols, etc. Les qualités gustatives de l’eau-de-vie s’en trouvent grandement améliorées.

La gentiane est particulièrement peu productive en eau-de-vie. Cent kilogrammes de racines ne donnent en effet que six à sept litres d’eau-de-vie à 48° alors qu’avec des fruits, on obtient généralement dans les dix litres.

Consommation

L’eau-de-vie de gentiane se consomme pure, plutôt comme digestif que comme apéritif. Elle fait généralement office de "coup de l’étrier" („Steigbügel-Schluck“: la dernière gorgée en guise d'adieu d’un cavalier ayant déjà un pied dans l’étrier), c’est-à-dire qu’elle se boit en dernier. Son goût est en effet très prononcé et reste longtemps en bouche. Par ailleurs, le Rapport de la Section de physique à la Société vaudoise d’Emulation de 1805 cité plus haut mentionne que "dans le Pays d’Enhaut romand, cette liqueur n’est employée que comme médicament, tant externe qu’interne, tandis que les habitants du Gessenay et du Siebenthal s’en servent en guise de boisson."

Importance économique

Bien que sa consommation ait décliné au cours des dernières décennies, l’eau-de-vie de gentiane est encore fabriquée dans de nombreuses distilleries du Jura et des Préalpes.

Les quantités produites varient énormément d’une année à l’autre mais une distillerie de taille moyenne en produit généralement dans les 100 à 300 litres par an.

Du fait de son rendement très faible et de sa récolte plutôt laborieuse, la gentiane est plus chère que la plupart des eaux-de-vie de fruits. Une bouteille de 75 cl se vend en effet aux alentours de 50 Fr.-, une bouteille de 100 cl entre 80.- à 110 Fr. (Février 2017).

... et enfin

La gentiane jaune est utilisée en pharmacopée depuis l’Antiquité. On lui prête les 12 vertus suivantes: apéritive, digestive, dépurative, stomachique, carminative, fébrifuge, rafraîchissante, salivaire, reconstituante, tonique, vermifuge et stimulante.

On prête aussi à l’eau-de-vie tirée de cette plante diverses vertus médicinales, tant pour les humains que le bétail. Il y a encore quelques décennies, les paysans l’utilisaient pour soigner le bétail. David Birmingham rapporte dans Château- d’Œx: mille ans d’histoire (2005) que "chaque fois que, pour lutter contre l’alcoolisme dans la population montagnarde, on tentait d’interdire la distillation de la gentiane, des protestations s’élevaient et on avançait l’importance qu’elle revêtait pour les soins du bétail." A Fribourg, un article paru en 1945 intitulé La médecine populaire à la Roche (Gruyère), de François-Xavier Brodard, conseille de faire "des frictions avec de la liqueur de gentiane" pour soigner les "abcès du sein". Il conseille également de donner de la "liqueur chaude de gentiane" aux vaches et aux chevaux pour soigner les coliques. La pratique est également attestée à la même époque à Neuchâtel et dans l’actuel canton du Jura.

Dans quelques cantons, la gentiane jaune est une plante protégée.

Sources

  • Piguet, Auguste,   Vieux métiers de la Vallée de Joux : 1944-1949 : nourriture, habillement,   Les Charbonnières,   Ed. Le Pèlerin,   1999.  
  • J.-L. Clade, Ch. Jollès,   La gentiane: L'aventure de la fée jaune,   Cabédita,   Yens sur Morges,   2006.  
  • Huguenin, David-Guillaume,   Lettres d'un buveur d'eau,   Oderbolz,   Le Locle,   1816.  
  • Chuard, E.,   Les origines de la distillerie en Suisse,   1930.  
Boissons Imprimer

Epicentre de production

Massif jurassien et Préalpes. Essentiellement Jura, Neuchâtel, Vaud, Valais.

Map