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Eaux-de-vie de fruits sauvages jurassiennes

Eau-de-vie de: sorbe, alise, beutchin, biasson, bloûche, cynorrhodon, mûres, framboises, prunelles.

En bref

La distillation des fruits est une véritable institution dans le canton du Jura. La damassine est certainement la plus célèbre d’entre les eaux-de-vie de ce canton, qui produit aussi par ailleurs des kirschs réputés. Mais la passion des "distillous" s’étend à tout ce qui peut passer à l’alambic, pourvu que le résultat soit concluant. Des fruits sauvages qui, ailleurs, ne sont pas distillés, donnent ainsi des eaux-de-vie de caractère: sorbe (fruit du sorbier des oiseleurs), beutchin (petite pomme sauvage), biasson (petite poire sauvage), alise (fruit de l’alisier, autre variété de sorbier), bloûche (prune sauvage) et cynorrhodon.

Description

Eaux-de-vie de fruits dites "blanches", c’est-à-dire non vieillies en fûts de bois. Le taux d’alcool avoisine généralement les 45 à 50 degrés.

Variantes

Certains producteurs ajoutent de la levure en début de fermentation afin de favoriser cette dernière.

Ingrédients

Fruits, eau, levure (facultatif).

Histoire

Bernard Vauthier, dans Le patrimoine fruitier de Suisse romande, paru en 2004, nous apprend qu’entre 1435 et 1456, "à l’hôtel comtal de Neuchâtel, on s’approvisionne en aigue ardent (eau-de-vie) en Franche-Comté. Un eauardentier (distillateur) est établi à Saint-Blaise en 1539". La consommation et la production d’eaux-de-vie dans massif jurassien ne datent donc pas d’hier, mais nous ne savons pas quelles eaux-de-vie étaient produites, ni pour quel usage. En Europe, la découverte de la distillation alcoolique remonte au Moyen-Age, mais l’alcool ainsi obtenu est longtemps resté réservé aux médecins et aux apothicaires. Sa commercialisation hors du domaine médical se développe à partir du 15ème siècle, avec l’Armagnac, la première eau-de-vie de vin connue. Aux 17ème et 18ème siècles, la production et le commerce des eaux-de-vie connaissent un grand essor en de nombreuses régions d’Europe.

On ignore quand les premières eaux-de-vie ont été distillées dans l’actuel Jura. Un témoin né vers 1924, interrogé en 2007 dans le cadre de cet inventaire, affirme que son grand-père distillait déjà de nombreuses eaux-de-vie de fruits divers. Ce témoignage nous permet de remonter en tout cas à la seconde moitié du 19ème siècle. Dans son Paysans et horlogers jurassiens, paru pour la première fois en 1887 et basé sur des recherches menées en 1885, Robert Pinot relate une anecdote suggérant que la consommation des eaux-de-vie était déjà bien ancrée: "Je me rappelle qu’un jour étant entré dans une auberge à Bellelay, comme je ne prenais pas d’eau-de-vie, un paysan me demanda de quelle paroisse j’étais pasteur." L’auteur ajoute un peu plus loin qu’en 1884, 150'000 hectolitres d’eau-de-vie ont été consommés en Suisse, soit "10 litres et demi par tête"! Dans son Contes et secrets autour de l’alambic, Maurice Bidaux rapporte que, juste après la guerre de 1914-1918, il entendit parler d’un gros alisier situé dans un hameau du nom de Maira: "Le père "Bonjour à vous", c’était son sobriquet, en aurait distillé les fruits dans le temps". On estime, sur la base des données du recensement fédéral effectué le 1er septembre 1930, que l’actuel canton du Jura comptait plus de 900 exploitations distillant des fruits. Par comparaison, Vaud en comptait 830 et Neuchâtel 237. La distillation y était donc déjà très répandue.

L’engouement local pour les produits de l’alambic ne s’est pas démenti au cours des décennies suivantes, en dépit des profondes transformations de l’agriculture et du monde rural. Aujourd’hui encore, malgré une chute générale de la consommation des eaux-de-vie en Suisse, les distillats de fruits sauvages jurassiens restent très réputés et très appréciés. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit aisé de s’en procurer, car il s’agit de fruits sauvages dont la cueillette est souvent longue et fastidieuse. Notons que pour cette même raison, mais aussi parce que la technique de la distillation a peu changé depuis les origines, les eaux-de-vie de fruits sauvages dégustées aujourd’hui sont certainement très proches de ce que nos ancêtres ont pu connaître.

Production

Les fruits destinés à la distillation sont triés avec soin. Ceux qui sont blets ou pas assez murs sont éliminés. Seuls les plus beaux fruits sont sélectionnés.

Ils sont ensuite mis en fûts pour la fermentation. Les fruits sont parfois foulés, afin d’en exprimer le jus et favoriser ainsi la fermentation. La masse peut être brassée, afin que les fruits et le liquide soient toujours en contact. Toutefois, certains producteurs ne font ni l’un ni l’autre.

L’alise et le cynorrhodon nécessitent un traitement spécifique. En effet, ces fruits sont relativement secs: il est nécessaire d’ajouter de l’eau dans le fût, qui noie les fruits, sous peine de voir la récolte moisir. On ajoute également un peu de levure, ce qui n’est généralement pas nécessaire pour les autres eaux-de-vie de fruits. Une fois la fermentation terminée, la masse est distillée. On obtient ainsi une eau-de-vie titrant 50 degrés ou plus. Certains producteurs la "rallongent" avec de l’eau afin de faire baisser la teneur alcoolique entre 42 et 48 degrés.

L’eau-de-vie est ensuite mise en bonbonnes fermées d’une gaze ou d’une bonde aseptique mi-close. Elle est ainsi vieillie pour une durée laissée à l’appréciation de chaque producteur, allant de quelques mois à plusieurs années.

En Suisse, les petits alambics à chaleur directe subsistent seulement chez quelques distillateurs amateurs, ou dans certains villages. Dans cette technique simple et traditionnelle, la masse à distiller est directement posée au-dessus des flammes. Il y a ainsi un risque de surchauffe, ce qui donne parfois des eaux-de-vie âpres, dites "brûlées".

Les professionnels préfèrent aujourd’hui utiliser des alambics à chaleur indirecte (vapeur ou bain marie), qui permettent de mieux maîtriser la chauffe. Les substances indésirables, autrefois insuffisamment séparées de l’eau-de-vie malgré une double distillation, sont éliminées par condensations successives (déflegmation). On élimine également les "têtes" et les "queues", distillats obtenus au début et à la fin du processus, qui sont toxiques ou nauséabonds.

Consommation

A l’heure actuelle, les eaux-de-vie, quelles qu’elles soient, se servent plutôt comme digestif, à la fin d’un repas. Il y a quelques décennies encore, il n’était toutefois pas rare, dans les milieux paysans du moins, que l’on en consomme pendant le repas ou en cours de journée, par exemple lorsqu’un visiteur se présentait.

On en consommait également durant les pauses lorsqu’on travaillait aux champs ou qu’on faisait boucherie, ou encore, en hiver, le matin avant d’aller travailler, afin de se réchauffer.

Parmi ces eaux-de-vie de fruits sauvages, l’alise occupe une place à part, du fait de sa rareté. L’alisier est un arbre peu répandu, dont la fructification ne s’établit qu’au bout de 30 ans ou plus. De plus, "il n’y a production valable que tous les quatre ou cinq ans", nous dit Maurice Bidaux dans Contes et secrets autour de l’alambic. La récolte est longue et fastidieuse. Au mieux peut-on récolter "un hectolitre en deux ou trois jours." L’alise est donc rarement commercialisée: son coût serait prohibitif. C’est aussi pour ces raisons qu’une alise, "cela se boit dans l’intimité de celui qui a œuvré, cela s’offre aux amis ou amies intimes". Ses amateurs la considèrent comme le "breuvage des dieux"… ou tout au moins comme "une goutte de premier choix, probablement la plus titrée, la plus recherchée parmi celles que l’on peut produire dans notre région et partout".

Importance économique

Les chiffres de production de ces eaux-de-vie sont difficiles à estimer. En effet, elles sont généralement produites par des particuliers et sont peu commercialisées. De plus, comme pour la plupart des eaux-de-vie, les quantités produites varient fortement d’une année à l’autre.

Notons en outre que la production d'eau-de-vie chez les particuliers ne cesse de chuter depuis quelques décennies.

... et enfin

Le cynorrhodon, fruit de l’églantier, est bien connu en de nombreuses contrées de l’Europe tempérée. Les autres fruits cités ici le sont beaucoup moins du grand public. Voici quelques précisions à leur sujet.

Les beutchins sont de très petites pommes à la peau jaune, halée de vermillon à l’insolation et piquées de points fauves ou de lenticelles verdâtres à l’ombre et rose à l’insolation.

La chair est blanc-jaunâtre, ferme et son goût est plutôt acide et très peu sucré.

Quant à la bloûche, il s’agit d’une prune "précoce et qui donne une excellente eau-de-vie" selon Le patrimoine fruitier de Suisse romande de Bernard Vauthier.

Le fruit est plus long que large. La peau est grenat, revêtue d’une pruine violacée. Son goût est acidulé. La chair, quant à elle, est vert-jaunâtre, moyennement sucrée et adhère au noyau.

Sources

  • Pinot, Robert,   Paysans et horlogers jurassiens,   1979.  
  • Vauthier, Bernard,   Le patrimoine fruitier de Suisse romande,   Vauthier, Bernard,   Bôle,   2004.  
  • Bidaux, Maurice,   Contes et secrets autour de l'alambic,   Villars-le-Sec/Delle,   1980.  
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Epicentre de production

Canton du Jura.
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